Un vide noir grésille. Cette phrase était mise en exergue sur un carton d'invitation.
En visuel : la photo d'un arbre au milieu d'une cour d'immeubles*.

Quand il m'a révélé qu'Un vide noir grésille est l'anagramme de L'origine de l'univers et que ce titre était tiré d'un livre d'Etienne Klein, dans ses yeux dansaient de petites étincelles. Puis un rictus l'interrompit furtivement, comme si les pensées qui lui traversaient l'esprit atteignaient ses lèvres à une vitesse qui rendait tout mot imprononçable. Pause, sur le vide noir qui grésille, motus sur l'origine de l'univers. Son sourire s'étirait à nouveau et relançait notre conversation. Yvon Nouzille laissait une place au silence, c'était un amateur d'art intéressé par l'invisible. Il ne redoutait pas le vide.

Observer les idées comme des géodes, prendre de la distance, comparer des positions pour organiser des perspective étaient des occupations auxquelles il s'adonnait avec bonheur. Yvon n'était ni un assembleur d'objets d'art, ni un bricoleur de concepts. Il essayait simplement de participer de son mieux à tout ce qui l'intéressait. Il avait un talent naturel pour l'humilité. Cette force de caractère est peu valorisée dans le milieu des affaires ; je veux dire de l'art. Sa gourmandise d'observateur, je l'avais découverte un jour où je rendais visite à ces nouvelles fréquentations qu'étaient pour moi Yvon, Valérie et leurs associés de l'époque : Eric Bailoni et Stéphane Chrasniansky.

La galerie Le Sous-sol était située sous un bel immeuble parisien reliant le boulevard Henri IV et la rue du Petit-Musc, près de l'Ile Saint-Louis. De hauts piliers métalliques structuraient l'espace. L'esprit de Gustave Eiffel planait autour des colonnes chantournées. Une fois la lourde ferronnerie du portail vitré franchie, on traversait un pallier qui à lui seul permettait d'organiser un cocktail. On passait devant un bureau partagé avec des designers, puis un large escalier noir nous conduisait en bas. Nous étions en conversation et Yvon s'exclama : «  Tiens, voilà une rencontre que j'attendais, vous avez des démarches comparable, mais vous êtes très différents, je crois que vous ne serez pas complètement d'accord. Ça m'intéresse ce que vous allez vous dire !  ». Il s'assit comme au spectacle et attendit. C'est ainsi que je découvris Grore image et le patron de cette entreprise artistique : Philippe Mairesse, qui à la différence de moi avait déposé les statuts de sa société m'expliquait qu'il ramassait des photographies abandonnées et qu'il les mettait à la disposition des agences publicitaires, des documentalistes et de la presse. Sa banque d'images avait déjà servi comme agence photo. Nous sommes devenus amis. J'utilise depuis des images Grore.
Récemment, Philippe a invité courants faibles à participer à un colloque qu'il organisait sur l'art et le travail. courants faibles est un collectif auquel j'ai participé après avoir rencontré Liliane Viala au Sous-sol. La galerie avait alors déménagé rue de Bretagne. Avant de quitter le Sous-sol, Yvon m'avait pris au mot : tu es fournisseur des musées, tu fais partie des mécènes de ma galerie et tu n'as toujours pas mis la main au portefeuille… Kiss me prête ses locaux, Tollens me fournit de la peinture et j'en ai besoin à nouveau pour repeindre les murs. Toi, tu pourrais m'organiser le chantier ! Fais ton travail de fournisseur et de mécène puisque tu as ton logo à l'entrée de la galerie. Sous entendu, ne te contente pas de faire de beaux discours. Quelques temps avant, j'avais organisé un cocktail et j'avais prononcé une allocution inaugurale pour fêter notre accord de mécénat désintéressé, totalement gratuit, basé sur l'estime et donc, d'une valeur inestimable. Mais il s'impatientait ; de l’impatience du joueur. Je lui ai proposé que ce soit That's Painting Production, la société de l'artiste peintre Bernard Brunon, qui applique la peinture. Cette entreprise basée à Houston, Texas, devrait opérer après que j'aie consulté l'artiste et coloriste Daniel Walravens, auteur du nuancier Totem des peintures Tollens. De par sa position d'artiste et de consultant pour l'industrie, Walravens détenait un savoir qui nous permettrait de nous rapprocher du blanc idéal. Mon entreprise inaugurerait ainsi sous l'égide de ces deux grands maîtres, une nouvelle gamme de produits : Blanc, peinture professionnelles pour les expositions. Au mois de septembre suivant, Soussan ltd claironnait une phrase accrocheuse sur carton d'invitation : Blanc, pour que le fond retrouve la forme… Le chantier a duré deux jours et demi et le public a pu le visiter. Nous avons offert quelques bières pendant que les travaux avançaient. Yvon m'avait appelé régulièrement au cours du mois d'août, pendant mes vacances en Grèce. Il me rapportait ses conversations avec les artistes. « Allo Houston ! » Il assemblait patiemment les trois étages de la fusée blanche. Il recherchait des financements. J'ai découvert à cette occasion son opiniâtreté et son sens de la précision.

Yvon avait défini son métier par une appellation dont il demeurera le seul dépositaire possible : agent souple. Je suis souple comme un liant nécessaire aux artistes pour se faire une place au sein de leur milieu professionnel. Je peux être fluide, pour faciliter les échanges, apporter mon eau à votre moulin. Je plie, mais je ne cède pas. Pendant un temps, j'ai cru qu'il tissait savamment un réseau de relations comme une araignée lance un nouveau fil pour consolider sa position au cœur de sa toile. Oui c'était un stratège, mais après que sa galerie eut disparu, puis se soit métamorphosée pour resurgir au cœur de la cité dans laquelle il vivait, c'est à dire dans une terra incognita parfaitement ignorée par le petit cénacle des grandes galeries parisiennes internationales, j'ai découvert un projet artistique radicalement éloigné des schémas conventionnels.
Niché entre le périphérique et le Paris historique, Yvon avait commencé un nouvel exercice de souplesse : proposer l'art contemporain à des gens qui ne prennent pas l'avion douze fois par mois et ne rentrent pas dans les galeries d'art. Pour autant, il n'a rien changé à une approche globale qui avait pris sa source dans les beaux quartiers, à l'ombre d'institutions savantes et préparées. Dans cet immeuble de HLM, jamais Yvon et Valérie n'auraient songé à réduire d'un millimètre l'envergure d'un projet d'artiste, jamais ils n'auraient raboté un angle ou dévié une trajectoire pour mieux négocier un virage délicat. Au commerce des œuvres Yvon avait préféré le commerce des gens. Il suffisait d'être cohérent et les conviction seraient naturellement partagée. L'agent souple partait fourailler dans les instances hiérarchiques pour obtenir l'impensable : que l'organigramme en charge de l'administration de cette cité permette à une entité d'un genre nouveau de d'exercer la profession qu'il venait d'inventer. La rue Changarnier accueillait en effet une catégorie artistique, professionnelle et sociale inédite : le gardien-agent-souple. Un nouveau paradigme émergeait : les artistes ont du talent si nous tous, nous en avons. Nous avons la capacité d'accueillir, d'aimer, de recevoir, de résister aussi. La force d'Yvon était dans son habitude du terrain. Il travaillait là où il vivait.  Il connaissait très finement les usages, les passages et les trésors enfouis. Ils nous faisait découvrir les ressources insoupçonnées de cet espaces de vie en démontrant que des œuvres sans galerie, sans socle, sans musée y trouvaient un espace de liberté favorable. Ni franchement accueilli, ni en milieu hostile, il menait depuis plus deux ans une lutte quotidienne et vitale. Une intuition d'herbe folle lui donnait la capacité de se loger dans les failles pour accomplir ce petit miracle journalier d'exister et de se déployer. Il savait profiter d'une bonne exposition, de la lumière dans un regard, de l'attention d'un voisin ou d'une gardienne devenue ange gardienne.
Tout le monde savait qui était Yvon. Et c'est au quotidien que le travail au corps devait avoir quelque chose d'épuisant.
J'ai eu la chance de visiter cette mécanique subtile qu'était l'exposition Un vide noir grésille. Nous avons commencé par les abords de la résidence, visualisé l'îlot dans le plan du quartier, ressenti la présence du flux des véhicules qui passent au loin. Il a cité des noms d'architectes, évoquant le patrimoine que représentent désormais certains ensembles âgés de quelques décennies, seulement. Yvon m'a fait éprouver la temporalité de l'urbaniste et a esquissé les enjeux lointains de l'art monumental. Levant la tête, nous aurions pu entrevoir la trainée surplombante d'une comète d'artistes et de curateurs qui survole le parcours du tramway en construction. Certains sont ses amis. Nous découvririons bientôt les concrétions déposée par cette pluie de paillettes condamnées à briller ou à ternir. Tout se calmera, le chantier continuera plus loin et abandonnera, espérons-le, quelques pépites. Nous nous sommes engouffrés sous une porte cochère, nous nous sommes arrêtés devant une racine protégée à la feuille d'or par Régis Pinault. Plus loin, Yvon à tiré sur les gonds rouillés d'une vieille grille et nous avons marché sur des graviers au milieu desquels se hissaient des graminées, de futures roses trémières ou de jeunes ombélifères encore en devenir. A force de conversation, les employés de la ville avaient admis qu'ils n'étaient pas obligés d'inonder le parterre de produits désherbants, les cailloux sont déjà là pour ça. On aperçut un abri en béton, un ancien local à poubelles que Bernard Brunon avait peint dans un rouge chaud et intense, à la demande de Valérie du Chéné. Éléonore Cheneau avait percé un trou minuscule dans la porte métallique pour en faire un sténopé. Sorte de chambre noire à l'intérieur de laquelle nous aurions un jour l'occasion de nous asseoir, quand il fera beau. Nous attendrons alors que l'image photographique qui s'y forme accède à notre rétine. Il faut du temps pour laisser la pupille se dilater et pour permettre aux bâtonnets qui tapissent le fond de notre œil de capter les grains de lumière. Plus tard, cette image, nous l'avons vue avec Pascale. Nous nous sommes assis dans le noir en attendant qu'elle dessine progressivement le mur d'en face. Fenêtres, grillages, descentes de gouttières, un cadrage complet de la façade, un dessin lumineux monochrome et inversé nous a gratifié de notre patience. Nous sommes sortis juste un peu trop tôt, puisqu'à peine dehors, une voisine ouvrait sa fenêtre, elle était dans l'axe de cet objectif primitif et son mouvement aurait alors pris vie dans le théâtre d'ombres.
Dehors, les préparatifs du nouveau vernissage étaient en route. Une voisine apportait du thé, un voisin accordéoniste saluait en musique l'arrivée de son ami guitariste. On inaugurait un perchoir installé dans un arbre par Colombe Marcasiano. A l’ombre d’une branche basse, Éléonore Cheneau introduisait des rectangles brillants, couverts de blanc d’Espagne, dans des enveloppes. Régis Pinault les estampillait avec son logo APDV ; Quatre lettres qui annoncent de nouvelles découvertes alors que l’on en saisit la signification : À Perte De Vue. Cet acronyme est devenu la signature d’un centre d’art voué à explorer les horizons que nous offre l’immédiate proximité.
Il était prévu que je prononce un discours ce jour là. J’ai eu la chance de pouvoir exprimer, face à Yvon, tout le bien que je pensais de lui, de son projet qui progressait non pas comme un mur qu’on élève, mais plutôt comme une toile que l'on déroule. « Revolution is not a pique-nique », disent Provoost & Denicolaï. Ils savent tout de même que quand ça y ressemble, il y a de bons moments à prendre.
De nombreux amis comptaient les avancées d’APDV. Yvon butait sur certaines marches, désespérait de stagner sur des demi-paliers, recevait des soutiens de poids. Il avait l'estime des étages décisionnaires, mais il lui fallait encore conquérir les niveaux hiérarchiques intermédiaires. Il avait acquis une bonne connaissance des stratifications du pouvoir administratif. Beaucoup ont relevé la justesse de ses propositions, l'originalité de sa démarche. Ils étaient de plus en plus nombreux à reconnaître que le principe des résidences-d'artistes-en-résidence améliorait les conditions de vie.

Par dessus tout, Yvon Nouzille est un exemple : il a été capable de façonner, dans le respect de l'ensemble, un cadre de vie dont il n'était pas l'auteur mais le locataire. Ses efforts permettent aujourd'hui de mieux comprendre le pouvoir de l'individu, sa possibilité d'initiative au sein d'une collectivité, les rapports de force entre des usagers et une administration. Prendre possession de son bien était l'idée géniale de cet habitant étrangement logique. Certains détenteurs de pouvoir, investis de la mission d'agents, agents d'entretien, agents d'espaces verts, agents de surveillance, ont grâce à lui une conception différente de leur travail. Ils peuvent mieux agir en conscience et invoquer leur libre-arbitre. Certains locataires ont pris acte de leur droit d'usage, de leurs responsabilités aussi. Ces notions ne sont pas inscrites dans la pierre et les conceptions peuvent s'affronter encore et toujours.
Le jour de ses funérailles, un voisin est venu simplement témoigner pour dire ces mots : « J'espère que l'on va poursuivre dans cet esprit et qu'on va continuer à bien s'entendre ».

Sylvain Soussan

Yvon Nouzille, le 17 juin 2012, rue Changarnier
Photos : Colombe Marcasiono et Pascale Briatte